Après le président
François Hollande réagissant aux attentats du 13 novembre en région
parisienne, plusieurs dirigeants occidentaux ont déclaré la guerre à
l'organisation Etat islamique, qui n'est guère qu'une tribu barbare quelque
part entre la Syrie et l'Irak.
Le terme de guerre me paraît excessif, une
métaphore aussi inadaptée à la réalité que la guerre contre la terreur,
décidée par le président américain George W. Bush après les attentats du 11
septembre 2001. Dans le scénario le plus optimiste pour l'Occident,
des interventions militaires à distance parviendront à déplacer Daech d'une
oasis à l'autre, voire à en éliminer les dirigeants. Mais on ne gagne pas
une guerre contre un ennemi insaisissable sans territoire fixe et sans
dirigeants immuables. Si Daech est détruit, une autre guérilla, une autre
tribu prendra le relais, de même que Daech avait supplanté Al-Qaida.
Pour comprendre la rage qui anime ces mouvements
contre l'Occident et plus encore, les uns contre les autres, et les
sunnites contre les chiites, il convient de remonter à 1924, la suppression
du califat par le premier président de la République de Turquie, Mustafa
Kemal Atatürk. Depuis le temps de Mahomet, les musulmans, bien que
dispersés en des milliers de sectes, se reconnaissaient un chef suprême, le
calife qui, pendant cinq siècles, fut le sultan ottoman.
Ce calife était plus ou moins légitime pour des
musulmans si divisés entre eux, mais il incarnait un espoir, celui du
retour à l'âge d'or du Prophète, une sorte de messianisme qui anime les
combattants djihadistes d'aujourd'hui. Le calife était aussi le protecteur
des lieux saints, La Mecque, Médine et Jérusalem, en en garantissant
l'accès à tous les musulmans.
Vanité
Si la monarchie saoudienne est tant jalousée ou
haïe par les musulmans d'ailleurs, c'est essentiellement parce que cette
dynastie s'est emparée des lieux saints. Pour mémoire, le véritable combat
d'Oussama Ben Laden était la reconquête de ces lieux saints ; il ne
s'attaqua aux Etats-Unis que par ricochet, dans la mesure où les Américains
soutiennent la dynastie saoudienne. Ce rappel historique et théologique n'a
pour objet que de rappeler la vanité d'une intervention occidentale dans
cette querelle séculaire : il surgira incessamment des nouveaux
candidats au califat.
Au mieux, les Occidentaux parviendront-ils à
contenir les effets indirects sur nous-mêmes, les éclaboussures sanglantes
de cette guerre sainte en Islam. L'autre guerre à mener, chez nous, longue,
difficile, mais celle qui peut être gagnée et garantir notre sécurité est
la suppression des réservoirs de militants djihadistes qui légalement sont
nos concitoyens. Mais à Paris, Bruxelles, Rome, Madrid, Detroit ou Genève,
ils se perçoivent comme des citoyens de seconde zone et admettons-le, sont
souvent considérés comme des demi-citoyens. Ne nous étonnons pas que les
terroristes se recrutent parmi eux : nul besoin de les faire venir de
Syrie. Depuis quarante ans, Paris et Bruxelles étant malheureusement
exemplaires, des politiques erronées dans nos pays ont laissé se constituer
des quasi-nations non intégrées aux marges de nos capitales.
Trois erreurs majeures ont été commises par tous
les gouvernements, droite et gauche confondues.
La première fut de construire des logements dits
sociaux, en location, ce qui a inévitablement conduit à des regroupements
ethniquement homogènes et uniformément pauvres : aux Etats-Unis, la
même erreur avait été commise au détriment des Afro-Américains. Il aurait
fallu encourager l'accès à la propriété pour " embourgeoiser " ces enfants et
petits-enfants de l'immigration : le logement social en location a
conduit à la reproduction de la marginalisation.
La deuxième erreur fut de mener des politiques de
l'emploi favorables à ceux qui ont déjà un emploi ou disposent du capital
social, éducatif et familial pour en trouver un. Pour tous les autres, le
salaire minimum obligatoire par exemple, ou la rigidité du marché de
l'emploi ont dissuadé les employeurs de recruter les jeunes issus de
l'immigration : les parents immigrés, eux non violents, étaient venus
avec un contrat de travail en poche.
La troisième erreur aura été de ne pas prendre
acte des conséquences désastreuses de ces politiques du logement social et
de l'emploi rigide, mais d'en tolérer les effets : la création de
vastes territoires de Lumpenproletariat
dont, progressivement, la police, les écoles, les services médicaux, les
entreprises se sont retirés.
Aussi longtemps que ces erreurs de politique
intérieure ne seront pas reconnues, les candidats au djihad seront dans nos
murs.
J'ajouterai que l'interdiction croissante de
pratiquer l'islam, au nom de notre laïcité, intolérante, est une erreur de
plus : si on ne peut pas être musulman en Europe, on devient musulman
contre l'Europe. Evidemment, il est plus tentant pour tout chef d'Etat de
se poser en chef de guerre : c'est aussi ce qu'attendent les peuples
qui crient vengeance. Mais à se tromper de guerre, on n'obtient pas la
paix.
par Guy Sorman Le Monde
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